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REPUBLICAIN ET PACIFISTE
Lettre à mon fils Georges avant mon départ pour le feu à Verdun
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Pendant sa convalescence à Angers après avoir été blessé en Belgique, et avant de repartir au combat dans la Marne en novembre 1914 puis dans les tranchées de Verdun, le soldat Gaston Audebert conscient du risque d’y laisser sa vie écrit une lettre à son fils Georges d’à peine un an. Conservée depuis un siècle, de génération en génération, par une famille de Malakoff, cette très longue lettre de 22 pages témoigne de l’état d’esprit et du comportement moral d’un instituteur républicain et pacifiste, conscient et clairvoyant. Il a eu la chance de revenir vivant de la Grande Guerre. Extraits.

« Voici déjà plusieurs semaines que j’ai l’intention d’écrire ces quelques lignes. La guerre bat en ce moment son plein ; blessé au genou en Belgique, j’ai eu l’heureuse chance de rester à Angers, celle de pouvoir embrasser ta maman et de t’embrasser, et je suis à la veille de repartir au plus fort de la bataille. J’ai l’espoir de m’en tirer (peut-être blessé) car je voudrais bien, d’accord avec ta maman, te conduire à l’âge d’homme et avoir pour récompense celle de te voir à la tête d’une bonne situation et d’être fier de toi. Mais je puis aussi être tué et la mort brutale m’arracher du foyer. C’est pourquoi, à la veille de repartir au feu accomplir un devoir impérieux, je désire m’entretenir avec toi et te parler sérieusement. Ce seront les derniers conseils de ton père et je suis assuré que tu sauras en tenir compte.

A l’heure où j’écris ces lignes, tu es bien jeune, un tout petit enfant (10 mois et 13 jours exactement), tu ne te soucis que fort peu du reste de l’humanité, si ce n’est de ta bonne maman. Tu grandiras, dans 4 ou 5 ans, tu commenceras à savoir que ton papa est resté bien loin sur un champ de bataille, mais ta pensée ne s’arrêtera guère sur ce sujet. Quand tu iras à l’école, tu deviendras grave quand le maître te parlera de la guerre de 1914 et tu écouteras sérieusement ta maman, en deuil quand elle rappellera cette triste période. Puis, tu commenceras à comprendre, tu liras ces lignes dictées par l’affection que je te porte, tu les méditeras, tu en tireras des conseils que je te donne les enseignements qu’ils comportent. Conserve le précieusement en souvenir de moi et fais en ton profit...

Conduite à tenir dans la vie

Tout ce que je pourrais te dire tient dans ces quelques mots : Ecoute toujours ta maman, elle te conduira de façon sûr en sur le chemin droit du devoir et de l’honnêteté. Cependant mon petit Georges, je peux te donner quelques conseils qui devront, si tu les lis, des conseils d’outre-tombe de ton père que guide seulement en ce moment le désir de prévoir que tu te conduiras bien dans la vie. Sois bon écolier, tu appartiens à une famille d’instituteurs ; fais-lui honneur en contentant tes maÏtres, quels qu’ils soient, même si tu crois dans ton cerveau d’enfant ou d’adolescent, avoir à te plaindre d’eux.

Une solide instruction est nécessaire aujourd’hui pour être bien armé contre les difficultés de l’existence. Encore faut-il savoir s’en servir. Tu choisiras, suivant tes goûts, tes aptitudes, les conseils utiles de ta maman, la carrière, la profession que tu désireras. Dans la vie, il faut un but et il faut le poursuivre avec la volonté de réussir, tu devras donc chercher à exercer convenablement le profession choisie et ne pas rester médiocre. Que faut-il pour réussir ? Du travail, de la conduite et la volonté de réussir. Ce sont là les qualités essentielles. Naturellement, il faut avoir en vue son intérêt personnel mais ne jamais cependant départir d’une règle d’honnêteté de conduite.

Je m’explique : l’intérêt doit passer après le devoir, et ne jamais léser en quoi que ce soit les droits d’autrui. Rends service le plus possible aux autres, tu n’en seras peut-être que peu souvent récompensé, mais tu en éprouveras une satisfaction morale qui te servira de récompense. Il est de tradition, dans notre famille, de rendre service aux autres, j’espère que tu n’y failliras pas.

Je vais te parler maintenant de diverses questions qui me tiennent à coeur : métier d’instituteur, politique, religion... Mais je m’aperçois que je ne te parle pas de ta vie d’homme mûr. Tu te marieras, un célibataire ne produit pas ce qu’il doit vis-à-vis de la société, des bienfaits de laquelle il vit, il cherche généralement son intérêt, la satisfaction de ses appétits. Il faut se marier et fonder une famille, être un excellent mari, un bon père de famille, chercher le bonheur du foyer qu’on s’s’est créé. Je m en remets à ta maman pour te donner des conseils à ce sujet.

La profession d’instituteur 

Tu appartiens à une famille d’instituteur. Il faut pour être instituteur, avoir, je dirai la vocation. Pour cette profession comme pour tout autre métier, il faut l’aimer. On peut réussir aux examens, et n’être qu’un mauvais instituteur. Ceci, jamais. Ta maman te dira comment ton grand-père, comme moi, nous aimions notre profession d’instituteur, et si tu n’as pas la vocation, je le répète, ne sois pas instituteur. Mais rappelle-toi toujours que si tu es issu d’instituteurs, qui ont consacré leur vie à l’instruction et à l’éducation des enfants du peuple. Si tu désires être instituteur, je te dirai : sois un maître dévoué, aime tes élèves, car ce n’est qu’en les aimant qu’on est aimé par eux et qu’on en est compris. Donne-leur une solide instruction générale. Enseigne-leur les principes de notre morale laïque : agir suivant sa conscience, elle donne la notion exacte du devoir à remplir, aimer autrui (justice, charité).

Fais-en des républicains en prenant comme base, non pas l’opinion du moment, ni les influences politiques de l’époque, mais l’admirable Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, le droit à la vie pour tous, et l’interprétation intégrale de la devise républicaine. Qu’ils aient la notion exacte de leurs devoirs ; qu’ils se convainquent que le droit de chacun cesse où celui des autres commence. Fais l’enseignement de l’histoire, c’est la seule justification de la terrible lutte que nous faisons aujourd’hui. Si tu désire ne pas embrasser cette profession, applique toi-même et pour toi les principes que je viens d’exposer.

La religion

... Je résume à ce sujet : il n’est qu’une façon de bien se conduire, il n’est pas nécessaire de pratiquer une religion pour affronter le mort sans peur parce que sans reproche, être tolérant, mais exiger la tolérance chez les autres.

Voici pourquoi tante Renée n’a pas fait de communion, pourquoi ton oncle Marc et ta tante Charlotte, ton papa et ta maman se sont mariés civilement, pourquoi tes cousines et toi-même ne sont pas baptisés. Mais loin de moi est l’idée de t’empêcher d’adopter une religion de ton choix, ce sera à toi de juger quant tu seras assez mûr pour le décider, mais il est tant de religions, mon petit Georges, qui se déclarent toutes parfaites et se condamnent mutuellement, que la meilleure religion, je crois, est de ne point avoir. L’idée du devoir à remplir doit les remplacer avantageusement.

La politique 

Les passions politiques ont été et sont toujours très violentes, car la plupart des individus sont convaincus de l’excellence de leurs opinions.

La République est le seul gouvernement qui consente à donner au peuple la place qui lui est due, contrairement aux désirs de la bourgeoisie de grosse ou moyenne envergure, qui constitue une infime minorité comparée à la masse des travailleurs manuels et intellectuels de toutes catégories. L’homme du peuple ne peut être que républicain. Quelles sont les principes républicains : ils sont contenus dans l’admirable Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui consacre le droit à la liberté pour tous et à l’égalité devant la loi. Mais cela ne suffit pas : il faut élargir cette égalité et en arriver ; à la réalisation de la devise républicaine Liberté, Egalité, Fraternité ; à assurer le droit à la vie pour tous.

Le capitalisme et le travail 

Certains disent : il faut des gens qui possèdent pour donner du travail à ceux qui ne possèdent pas. C’est très discutable car la fortune vient généralement de l’héritage également discutable. Les enfants naissent le même jour, à la même heure, l’un pourra se payer le luxe de vivre sans travailler, l’autre devra peiner sa vie durant. Ce n’est pas juste, le droit à la vie n’est pas égal pour tous, il devrait l’être. Ce n’est pas dans notre société, les possédants imposent ou essaient d’imposer leur volonté aux travailleurs qu’ils réduisent par la peur de ne pouvoir assurer leur vie et celle de leur famille. Le capital ne supporte pas les charges qu’il devrait supporter légitimement ; il consacre des inégalités qu’il importe de réduire. C’est une grave question et de plus difficile à résoudre. Peut-on assurer à chacun le maximum de bonheur auquel il a droit ? Je ne crois pas, mais on peut faire beaucoup dans ce sens.

Le patriotisme de guerre

Nous assistons en ce moment à la lutte la plus terrible que le monde ait jamais connu. Comment a-t-elle éclaté ? L’Allemagne à-t-elle tous les torts ? Des Français ont-ils poussé à la guerre ? Eut-on pu conclure avec l’Allemagne des arrangements profitables à la prospérité économique et à la paix de l’Europe et du monde ? Après la guerre, le monde sera peut-être éclairé à ce sujet. En ce moment nous subissons la guerre. 

La seule justification de cette guerre est la lutte pour le droit, la guerre à la guerre, la guerre au militarisme prussien qui voudrait dominer l’Europe et le monde. La République Française ne pouvait laisser détruire les libertés chèrement acquises et les a défendues les armes à la main. Nombre de Français y voient la revanche de 1870, ont la haine de l’Allemand et voudraient la perpétuer. Il ne faut pas suivre dans cette voie.

Lorsque le peuple Allemand vaincu aura compris à quel abîme l’ont conduit ses dirigeants, lorsqu’il se sera libéré de la tutelle de ses nobles et de ses militaires, il ne faudra pas que les Républicains français hésitent à créer un courant de paix international, et comme le dit le grand Anatole France : « Tendre la main au peuple Allemand régénéré. Ecraser complètement l’Allemagne, c’est créer dans ce pays le désir de la revanche. Or la France ne pourra refaire le grand effort qu’elle vient de faire, les 500 000 morts (et je suis peut-être au dessous de la vérité) ne se remplaceront pas.

Une nouvelle guerre serait la fin de notre République qui a toujours été le champion du droit et de la liberté. Je ne le dirai pas, « Pour avoir la paix, prépare la guerre » mais « pour avoir la paix, prépare la paix » . La guerre est un fléau, et j’ose espérer que tu n’en connaîtras jamais les horreurs. Aies l’amour de ceux qui t’entourent, des libertés acquises, voilà le vrai patriotisme, mais pas la haine contre l’étranger, souhaites ardemment l’union de tous les peuples qui seule peut faire le bonheur des nations.

Conclusion

J’ai effleuré rapidement divers sujets. Si je dois succomber dans cette lutte sans merci, je veux que tu saches ce que je pense sur diverses questions. Tu les examineras, tu les jugeras en pleine conscience lorsque tu pourras le comprendre et tu tâcheras d’en tirer le meilleur parti possible.

Je résume ce que je t’ai dit : je veux que tu entoures toujours ta maman de respect et de l’affection auxquels elle a droit. Je désire que tu conserves le souvenir de ceux qui sont morts. Tu hériteras d’eaux un patrimoine d’honnêteté et de qualités spéciales qui valent un autre héritage. Travaille bien, d’abord à l’école et plus tard dans la vie. Rappelle-toi que l’on doit toujours faire son devoir et qu’il faut être bon quoiqu’il arrive ».

 


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